Terrain Mineurs au festival du film judiciaire, TGI de Paris 2018

Le Festival du Film Judiciaire (Tribunal de Grande Instance de Paris) a programmé la version de « Terrain Mineurs » dans sa version « Tribunal pour Enfants » diffusée sur France 3 Régions et « l’Heure D » en 2018, organisant une centaine de débats avec des lycées collèges parisiens en association avec leurs professeurs – novembre 2018.

 

L’Obs – Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à ce sujet?

Bertrand de Solliers – C’est dans la ligne de notre cinéma, qui est un cinéma de rencontres. Pour nous, il y a une cohérence entre nos films précédents, « Histoires autour de la folie » (1993), « Sida, paroles de famille » (1995), « L’Excellence et le doute » (2013) et celui-ci. Notre question, même sur les films que nous avons faits sur Vichy et Pétain, c’est: « Comment je m’interroge en tant que citoyen sur ces sujets? »

Paule Muxel – C’est aussi la question de comprendre comment la mémoire travaille sur le temps, pour les sujets historiques. Nous nous intéressons à tous ces thèmes qui structurent – ou pas – notre société.

L’Obs – Néanmoins, vous êtes passés d’une matière historique, comme la période de la Collaboration, à une matière sociale…

B – Dans « Histoires autour de la folie », il y avait déjà l’enfance, comme dans « L’Excellence et le doute », qui était un film sur l’enseignement dans une institution d’une ville de province. Peu après la sortie de ce dernier film, un de nos amis nous parle de son petit-fils, et il nous dit: « Qu’est ce que les juges pour enfants bossent! » Du coup,  nous avons tenté de comprendre cette notion de protection de l’enfance, loi de 1945, avec le prolongement du pénal, qui, aujourd’hui, est menacé.

P – Nous sommes ainsi allés vers des juges qui avaient une certaine idée de leur mission, et qui ont accepté de nous rencontrer, ce qui n’était pas évident.

L’Obs – Ce qui se dégage de votre film, c’est une certaine désespérance, car la perspective de la récidive est omniprésente…

B – Nous n’avons pu filmer que les familles qui acceptaient notre présence. Celles-ci sont souvent dans le pétrin, dans d’immenses difficultés, économiques, culturelles, familiales. Nous nous sommes heurtés à beaucoup de refus, qui proviennent des classes sociales les plus éduquées. Il y a un filtre, ainsi.

P – Nous étions présents, et ces accords se faisaient sur le terrain, et non en amont. Le juge informait la famille qu’un documentaire était en cours de tournage, et c’est là, à ce moment de crise, que l’acceptation ou le refus intervenaient. Nous avions deux minutes pour convaincre.

B – Une famille sur cinq acceptait.

L’Obs – Qu’est ce qui ressort de cette expérience?

B – Le sentiment que le travail des juges pour enfants est méconnu.

P – Notre film ouvre une petite fenêtre sur ce travail. Notre travail a duré plus de six mois, et ce que nous avons vu nous permet de dire que ce travail est incroyable. Les juges doivent prendre en considération le temps. Ainsi, nous avons eu accès à un juge qui connaissait les enfants devant lui, depuis un âge très tendre, deux ans. Les enfants n’étaient évidemment pas délinquants à cet âge, mais les parents, oui. Et les enfants avaient été placés. A 18 ans, devenus majeurs, ces enfants sont venus voir leur juge pour dire au revoir. Il y avait là un accompagnement de vie…

B – Il y a les mineurs victimes et les mineurs auteurs. Ainsi, il y a des enfants, petits, qui sont frappés, et qui, plus tard, frappent leurs parents, par exemple.

L’Obs – Sommes-nous dans les bas-fonds de la société?

B – Non. La délinquance des mineurs touche toutes les couches de la société. Par exemple, nous avons vu passer la directrice d’une grosse entreprise de luxe, dont le fils était très mal parti. Le patron d’une société du CAC 40 est venu, aussi, car le petit-fils avait été signalé à l’école.

L’Obs – Votre regard, dans le film, est bienveillant. Sommes-nous dans un cinéma militant?

P -Pas militant, mais impliqué. Nous n’avons pas la volonté de militer, nous n’avons pas de message à délivrer. On laisse la possibilité au spectateur d’être interpellé par ce qu’il voit. Nous ne démontrons rien.

B – Notre travail est d’inciter le spectateur à se poser des questions.

L’Obs – Vous êtes dans la filiation du cinéma documentaire classique, comme celui de Joris Ivens?

B – Nous sommes assez objectifs, un peu comme Raymond Depardon.

P – dans « Terrain Mineurs », on reste très en retrait. Une fois que le juge commence à travailler, les participants oublient notre présence.

B – Ceci dit, notre bienveillance est une attitude à la fois politique et humaine.

L’Obs – Quels sont vos parrains cinématographiques?

B – Nous avons eu la chance de connaître Robert Bresson, lors de la préparation d’un film qui ne s’est pas fait. Sa rigueur était intéressante, on a fait les repérages pour une adaptation d’une nouvelle de Le Clézio. Puis il y a les Straub, notamment avec « Amerika-Rapports de classe » (1984), d’après le roman de Kafka.

P – Nous sommes tous les enfants de mai 68, aussi. Nous avons pris l’habitude d’interroger les choses.

B – Nous sommes des témoins, avec des filtres précis. Nous nous demandons, dans « Terrain Mineurs », qu’est ce qu’une audience entre un juge et un enfant? C’est ça, le film.

L’Obs – Sur le plan pratique, combien y a -t-il eu de juges d’accord pour être filmés?

P – Trois. Et deux procureurs et un éducateur. Six mois de préparation et dix mois de tournage.

B – Il y a eu aussi beaucoup de travail administratif, notamment sur les autorisations de la PJ. Nous avons aussi eu une chose exceptionnelle, c’est l’autorisation de filmer au dépôt, rarement accordée. Cet aspect-là nous a pris un an.

L’Obs – Vous êtes restés en immersion dans ce monde longtemps…

P – Nous avons commencé à tourner le 15 novembre 2015, soit deux jours après le Bataclan. Nous avons donc vu le goulot sécuritaire se mettre en place. Ça a joué sur les enfants.

B – Au niveau du parquet et au niveau des juges, il y a eu une tension, notamment sur les questions du terrorisme en relation avec les mineurs. Ainsi, nous avons vu l’arrivée de ce mineur qui a tenté d’assassiner un professeur, à Marseille. Au niveau des éducateurs de la PJ, ça s’est senti aussi. Très fort. Nous n’avons pas pu filmer cela.

L’Obs – Quelle conclusion tirez-vous de votre immersion?

B – L’institution de la protection de l’enfance est active, elle existe, mais qu’est ce qu’on peut aider, dans des familles qui ont peu de moyens? Les choses, malgré tout, progressent. La société française est marquée par ces problèmes, et les outils sont très limités. Quand les juges ont jugé, le reste leur échappe… Les problèmes de fond ne sont pas réglés.

P – Oui, mais heureusement que ce système existe. C’est important d’être là. Il est nécessaire d’accompagner l’enfant. Il y a une présence, une attention, une vigilance. Les juges qu’on a pu voir ont souvent une grande qualité humaine. Leur rôle est difficile. Retirer un enfant à une famille, dans l’urgence, ce n’est pas une décision facile. Le doute est toujours présent. L’un des juges, qui avait des années d’expérience, nous a dit: « Il n’y a pas de règles ». Il y a des enfants qui suivent la procédure éducative, qui ne posent pas de problèmes et qui, en fin de parcours, récidivent. Là, le juge est démuni. A l’inverse, certains des enfants qui semblaient obtus, rétifs, s’en sortent très bien. Donc, oui, il n’y a pas de règles. L’État essaie de mettre de l’ordre là-dedans. La sanction existe, avec son cérémonial. Personnellement, mon ressenti est que le rejet, l’immigration, la précarité jouent un rôle, notamment chez les mineurs étrangers. On sort de là avec l’idée que le travail est continuel.

B – Nous avons vu l’arrivée d’une grande quantité d’enfants mineurs étrangers. Le tribunal pour enfants fonctionne sur la dimension éducative. Si ce système n’existait pas, qu’est ce qui resterait?

L’Obs – Tout ça repose sur une certaine confiance dans la nature humaine, quand même?

P – C’est sûr. On sent que la société française est en voie de fragmentation, cependant. Et la tendance va en s’aggravant.

(F.F.)